Une frontière «négociée»: L'assistance juridique associative aux étrangers placés en rétention administrative

Politix

Volumn 87, Issue 3, 2009, Pages 71-92

  Fischer, Nicolas ^a  

^a EHESS   (France)

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EID: 79956176515     PISSN: 02952319     EISSN: None     Source Type: Journal    
DOI: 10.3917/pox.087.0071     Document Type: Article

References (64)

1. Malgré sa dimension euphémisante, on utilisera ici le terme «éloignement» pour synthétiser la grande diversité des formes juridiques que peut prendre le renvoi forcé d'un étranger vers son pays d'origine. Il en va de même pour le terme de «retenu» servant à désigner les étrangers enfermés en rétention; et pour celui d'«intervenant» désignant les représentants associatifs présents en rétention, que l'on préfè rera ici au terme de «militant» en raison de sa charge politique évidente.
2. Cette contribution reprend les conclusions de notre thèse de doctorat en science politique. Cf. Fischer (N.), La rétention administrative dans l'État de droit. Genèse et pratiques du contrôle de l'enfermement des étrangers en instance d'éloignement du territoire dans la France contemporaine, thèse pour le doctorat de science politique, IEP de Paris, 2007. Cette recherche s'est également inscrite dans les travaux plus généraux du programme ANR «Frontières» de l'École des hautes études en sciences sociales. Qu'il me soit permis d'en remercier les membres pour leur aide précieuse.
3. e siècles, Paris, Calmann-Lévy, 1998;
4. sur l'éloignement, Walters (W.), «Deportation, Expulsion, and the International Police of Aliens», Citizenship Studies, 6(3), 2002.
5. Sur cette opposition, cf. Lochak (D.), Étrangers, de quel droit ?, Paris, PUF, 1985.
6. Lochak, (D.), Julien-Lafferière, (F.), «Les expulsions entre la politique et le droit», Archives de politique criminelle, 12, 1990.
7. Gomes, (C. P.), «Les limites de la souveraineté. Les changements juridiques dans les cas d'immigration en France et aux États-Unis», Revue française de science politique, 50(3), 2000.
8. Israël (L.), «Faire émerger le droit des étrangers en le contestant: ou l'histoire paradoxale des premières années du GISTI», Politix, 16(62), 2003.
9. Agamben (G.), Homo Sacer, I: Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997.
10. La campagne vise en l'occurrence un lieu d'enfermement installé dans un hangar désaffecté d'Arenc sur le port de Marseille et dont l'existence, révélée par la presse, est dénoncée localement puis nationalement.
11. Cf. Panzani (A.), Une prison clandestine de la police française (Arenc), Paris, Maspéro, 1975.
12. La première tentative de légalisation de la rétention, par voie de circulaire, est significativement annulée par le Conseil d'État sur saisine des représentants du GISTI.
13. D'obédience protestante, la CIMADE s'est constituée en 1939, et s'est spécialisée dans la défense des étrangers après la seconde guerre mondiale. Pour un historique
14. cf. Marcos (C.), La professionnalisation du militantisme associatif. L'exemple de la CIMADE, service œcuménique d'entraide, mémoire de DEA de science politique, Université Paris I, 2003.
15. Marcos, (C.), La professionnalisation du militantisme..., op. cit.;
16. également Drahy (J.), Le droit contre l'État? Droit et défense associative des étrangers: l'exemple de la CIMADE, Paris, L'Harmattan, 2004. L'évolution de la CIMADE s'inscrit elle-même dans une professionnalisation plus générale de l'action associative depuis les années 1970, notamment autour de la maîtrise d'un savoir d'expertise spécifique et a pu de même s'accompagner d'un partenariat plus ou moins critique avec les autorités. Dans le domaine de l'assistance aux étrangers, le SSAE (Service social d'aide aux émigrés) constitue l'exemple extrême: organisation d'accueil pour les migrants apparue en 1921 en tant qu'association, le Service est rapidement chargé de missions de service public avant d'être finalement intégré en 2005 à l'Agence nationale d'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM, voir note suivante). Les cadres de la CIMADE ont toutefois veillé à lui conserver un statut associatif et indépendant. L'autonomie de ses intervenants, notamment en matière de prise de parole critique sur la rétention, a précisément constitué l'un des enjeux du débat récent sur le maintien de leur présence dans les centres.
17. L'ANAEM est un organisme public, chargé notamment de l'accueil des migrants étrangers primo-arrivants. La mission spécifique des agents présents en rétention, si elle s'apparente à du travail social, n'a toutefois jamais été nettement définie, et laisse aux fonctionnaires une grande latitude d'action. Les centres de rétention restent par ailleurs dirigés par la police ou la gendarmerie, tandis que l'aspect logistique de l'hébergement est de plus en plus fréquemment géré par les salariés de sociétés privées.
18. Le terme «éloignable» constitue ici une traduction imparfaite de l'américain deportable, la deportability-c'est-à- dire la possibilité permanente de l'arrestation et du renvoi forcé-caractérisant elle-même la condition sociale des étrangers en situation irrégulière. Pour une présentation des travaux anglo-saxons sur ce point
19. cf. De Genova (N.), «Migrant Illegality and Deportability in Everyday Life», Annual Review of Anthropology, 31, 2002.
20. Pour cette approche «dynamique» des frontières de l'État, cf. notamment Donnan (H.), Wilson (T. M.), eds., Borders: Frontiers of Identity, Nation and State, Oxford/New York, Berg, 1999;
21. également Coutin (S. B.), Legalizing Moves. Salvadoran Immigrant's Struggle for US Residency, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000;
22. et Hagan (J. M.), Deciding to Be Legal: A Maya Community in Houston, Philadelphia, Temple University Press, 1994.
23. Cf. Lewis, (M. D.), The Boundaries of the Republic: Migrant Rights and the Limits of Universalism in France, 1918-1940, Stanford, Stanford University Press, 2007;
24. également Vial (E.), «Pratiques d'une préfecture: les demandes d'expulsion de ressortissants italiens dans l'Isère de 1934 à la seconde guerre mondiale», in Blanc-Chaléard (M.-C.), Douki (C.), Dyonet (N.), Milliot (V.), dir., Police et migrants. France 1667-1939, Rennes, PUR, 2001.
25. Spire (A.), Étrangers à la carte. L'administration de l'immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2004.
26. On renverra ici à la «seconde modernité» évoquée par Wagner (P.), Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité, Paris, Métailié, 1996.
27. Il est du reste mobilisé au même moment pour dénoncer une série d'institutions de police ou de réclusion, de la prison à l'hôpital psychiatrique. Pour une présentation générale, cf. Agrikoliansky (E.), «Liberté, liberté chérie... La gauche et la protection des libertés publiques dans les années 1970. Hypothèses sur la résurgence de la notion d'État de droit», in Israël (L.), Sacriste (G.), Vauchez (A.), Willemez (L.), dir., Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, Paris, PUF-CURAPP, 2005. Pour une analyse du cas spécifique de la prison
28. cf. Salle (G.), Emprisonnement et État de droit. Une relation à l'épreuve en France et en Allemagne depuis les années 1968, thèse pour le doctorat de science politique, IEP de Paris, 2006.
29. Israël (L.), «Faire émerger le droit des étrangers en le contestant...», op. cit.
30. Gomes (C. P.), «Les limites de la souveraineté...», op. cit. Sur l'expertise associative
31. cf. Marek (A.), Le GISTI ou l'expertise militante. Une analyse du répertoire d'action de l'association, mémoire de DEA de science politique, IEP de Paris, 2001.
32. Pour toutes ces données, source: Secrétariat général du Comité interministériel de contrôle de l'immigration.
33. Par souci de confidentialité, les noms de lieux et les identités des personnes ont été remplacés par des noms fictifs.
34. En 2005, année de réalisation de l'enquête, le taux d'occupation du Sernans était de 96 % (soit 4712 placements pour l'année-source: Secrétariat général du Comité interministériel de contrôle de l'immigration).
35. Ancien objecteur de conscience, il est entré à la CIMADE en 1994. Sa maîtrise du droit des étrangers résulte des formations dispensées au sein de l'association, conjuguées à son expérience pratique des permanences en rétention.
36. Cf. Coutin (S. B.), Legalizing Moves, op. cit.; également «Illegality, Borderlands, and the Space of Nonexistence», in Perry (R. W.), Maurer (B.), eds., Globalization Under Construction: Governmentality, Law, and Identity, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
37. Un étranger irrégulier peut ainsi franchir plusieurs fois une frontière, ou ouvrir un commerce sans se soucier d'obtenir une autorisation.
38. Sur ce point, cf. également Engbersen (G.), «Sans-papiers. Les stratégies de séjour des clandestins», Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999.
39. L'organisation même de l'accès au bureau accentue cette logique individualisante: il est filtré via un sas d'attente, vestibule exigu meublé d'un banc dont la porte extérieure reste ouverte en permanence. La seconde porte, verrouillée de l'intérieur et percée d'un oeilleton, n'est ouverte que par les intervenants à la fin de chaque entretien pour laisser entrer le retenu suivant. Sur cette logique d'atomisation des rapports sociaux, Castel (R.), «Institutions totales et configurations ponctuelles», in Joseph (I.), dir., Le parler frais d'Erving Goffman, Paris, Minuit, 1989.
40. Agrikoliansky (E.), «Usages choisis du droit: le service juridique de la Ligue des Droits de l'homme (1970-1990), entre politique et raison humanitaire», Sociétés contemporaines, 52, 2003.
41. Drahy (J.), Le droit contre l'État ?, op. cit., p. 283 et s.
42. Sur la constitution d'échelles de grandeurs communes aux acteurs engagés dans un même régime d'action, cf. Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1991.
43. Lascoumes (P.), «Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques», L'Année sociologique, 40, 1990, p. 54.
44. Lascoumes (P.), Le Bourhis (J. P.), «Des passe-droits aux passes du droit. La mise en œuvre socio-juridique de l'action publique», Droit et société, 32, 1996.
45. Sur la notion de situation d'action, cf. Lascoumes (P.), «Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques», op. cit.
46. Sur les identités d'action, Lascoumes (P.), «Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques», op. cit.
47. Hanna, dont la formation d'origine fait plus de place aux sciences sociales qu'au droit, est en l'occurrence la moins stricte en la matière. Sa réticence à exercer une assistance purement juridique n'est d'ailleurs pas étrangère à son départ de l'association fin 2005. Lors d'un entretien effectué au centre, elle estime ainsi que «c'est trop juridique. Et moi, je cherche quelque chose qui corresponde plus à mes compétences» (Le Sernans, 11/04/2005). Hanna devient par la suite salariée permanente du Comité international de la Croix-Rouge.
48. Sur ce point, cf. Goffman (E.), Asiles. Essai sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, 1968;
49. également Dubois, (V.) La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 2003.
50. Selon l'expression de Spire (A.), Étrangers à la carte, op. cit., p. 34-35.
51. Cet usage stratégique du droit est en accord avec la formation initiale de Samia, en l'occurrence titulaire d'un master en libertés publiques.
52. Lascoumes (P.), Le Bourhis (J. P.), «Des passe-droits aux passes du droit...», op. cit., p. 65.
53. Dans le corpus de cas que nous avons constitué à partir des entretiens observés, les recours contentieux visant un arrêté de reconduite à la frontière représentent 4 % de l'ensemble des cas de reconduite (8 recours sur 190 APRF), soit 3 % de l'ensemble des mesures d'éloignement. Pour finir, ce sont 100 cas d'APRF observés, soit 53 % de l'ensemble des mesures de reconduite, qui n'ont fait l'objet d'aucune intervention, toute procédures confondues.
54. Le Sernans, 08/03/2005.
55. Pour Samia, l'entrée à la CIMADE constituait le premier emploi, après une spécialisation en droit des étrangers. Dans l'équipe depuis un an, Marion a suivi un cursus identique, mais elle a déjà effectué auparavant des missions d'assistance juridique au sein de l'Association nationale pour l'assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFE), réseau syndical et associatif, dont les membres proposent leur aide aux étrangers «maintenus» en zone d'attente, sur la base d'une convention signée avec le ministère de l'Intérieur.
56. Sur ce type de situation, cf. Coutin (S. B.), Legalizing Moves, op. cit.
57. Jobard (F.), Bavures policières? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2001, p. 32.
58. Sur ce point, Drahy (J.), Le droit contre l'État ?, op. cit.;
59. également Agrikoliansky (E.), «Usages choisis du droit...», art. cit.
60. Herzfeld, (M.) The Social Production of Indifference. Exploring the Symbolic Roots of Western Bureaucracy, New York, Berg, 1992.
61. Pour une analyse similaire sur les jugements en matière d'expulsion aux États-Unis, cf. Coutin (S. B.), Legalizing moves, op. cit., p. 105 et s.
62. Cet effet de «gestion» est à relier au faible taux d'exécution des mesures d'éloignement visant les étrangers en situation irrégulière (APRF et OQTF)-en 2007, 86 % des mesures prononcées n'ont pas été mises en œuvre (source Secrétariat général du comité interministé riel de contrôle de l'immigration). Si le taux d'exécution des mesures est plus élevé pour les étrangers retenus (environ 50 % d'après la CIMADE), beaucoup d'entre eux sont remis en liberté sur le territoire sans être pour autant régularisés.
63. De ce point de vue, les centres de rétention s'inscrivent dans un réseau européen d'espaces de confinement, réservés à des populations différentes et inégalement encadrés par le droit, mais qui contribuent tous comme tels à la gestion générale de l'immigration irrégulière au sein de l'espace Schengen.
64. Cf. Makaremi (C.), Kobelinsky (C.), «Confinement des étrangers: entre circulation et enfermement», Cultures et conflits, 71, 2008.